Chez les reptiles, les écailles sont des unités génétiquement déterminées, dont la taille et la disposition sont, sauf mutation, invariables. À tel point que les taxonomistes utilisent ces caractéristiques pour la diagnose des espèces. Les écailles du crâne sont des caractères de détermination quasi universels chez les serpents et les lézards, de même, celles de la carapace chez les tortues et, pour plus de facilité, les herpétologistes leur donnent des noms : nasale, sous-oculaire, nucale, marginale, etc.
Les chercheurs du Laboratoire d’Évolution Naturelle et Artificielle de l’Université de Genève ont démontré que ce trait jusqu’alors tenu pour universel n’était pas totalement vérifié chez les crocodiles. Michel Minlinkovitch et ses collègues ont en effet remarqué que les écailles de la face et de la mâchoire des crocodiliens avaient une forme et une distribution très irrégulières. Et, surtout, qu’elles ne présentaient pas de symétrie bilatérale comme c’est le cas chez les squamates et que leur dessin était très différent d’un individu à l’autre. Ils se sont rendu compte que le tracé des limites entre les écailles rappelle étonnamment un phénomène physique bien connu, mais jusqu’alors jamais observé sur le vivant : le craquage. C’est ce qui se produit lorsqu’une couche de matériau rétrécit au-dessus d’un substrat qui ne rétrécit pas. Les tensions mécaniques qui en résultent provoquent l’apparition de fractures qui délimitent des fragments polygonaux adjacents. Des exemples familiers sont le craquage de la boue séchée ou du vernis des céramiques. Le dessin des crevasses est aléatoire, car la position exacte d’une craqure ne peut être précisément prédite.


Les crocodiles ont une peau particulièrement épaisse et rigide. Les chercheurs pensent que la croissance très rapide du squelette de la face et des mâchoires chez l’embryon génère une tension mécanique qui provoque le craquage. Dans le cas des crocodiles, ce n’est pas la couche supérieure qui rétrécit, mais le substrat qui grandit ! Les analyses de biologie cellulaire indiquent que la prolifération des cellules épidermiques est très fortement augmentée dans la région profonde des sillons. Ce phénomène n’est pas sans rappeler une cicatrisation permettant à la peau de maintenir sa continuité.

Cette étude laisse entrevoir des applications dans le domaine médical. Elle pourrait aider à comprendre la formation des rides sur le visage d’un homme ou d’une femme ou des craqures de la peau liées à certaines pathologies dermatologiques et à mieux les soigner. Bientôt une crème contre les rides grâce aux recherches sur les crocodiles ? Chut ! cette comparaison pourrait heurter certaines susceptibilités…
D’après : Milinkovitch M. C., L. Manukyan, A. Debry, N. Di-Poï, S. Martin, D. Singh, D. Lambert & M. Zwicker, 2012, Crocodile head scales are not developmental units but emerge from physical cracking, Science DOI: 10.1126/science.1226265.